Surfer sur les préjugés : le Maroc au féminin

Au-delà des frontières et à travers l’océan, Soukaïna, 34 ans, mère de deux enfants, est à l’image des femmes d’aujourd’hui, singulière et libre. Libre de se définir par elle-même, portée par l’amour de la glisse et les émotions qu’elle procure. Soukaïna souhaite prouver qu’elle a sa place dans l’univers du surf, pour atteindre ses objectifs et poursuivre ses rêves.

Comment as-tu découvert le surf ?

J’ai découvert le surf grâce à ma meilleure amie Bouthaïna, j’avais vingt ans. J’ai tout de suite été fascinée par ce sport, cette possibilité de glisser et marcher sur l’eau. J’ai commencé avec un pack de dix séances qui m’ont coûté très chères puis dès que j’ai acquis les bases du surf, j’ai acheté ma propre planche. On n’était pas nombreux à surfer et il n’y avait pas tout cet engouement au Maroc ni toutes ces disponibilités de matériel et d’écoles.

Que ressens-tu quand tu surfes ?

Avant d’aller surfer c’est une excitation, je suis impatiente. Mais c’est aussi de l’appréhension, on ne sait jamais à quoi s’attendre. S’il y a beaucoup de monde à l’eau, si les vagues sont petites ou que je n’en prends aucune, je suis frustrée. Si jamais les conditions sont parfaites, là j’ai une euphorie indescriptible, ça bouillonne à l’intérieur de moi. Une fois dans l’eau, c’est une déconnexion totale. Je n’ai plus conscience de ce qui se passe dans le monde réel ou sur terre. Je suis sur ma planche à attendre des vagues pour cette sensation de glisse, de rapidité, de liberté.

Quelle place prend le surf dans ta vie ?

Le surf a changé ma vie. La personne que j’étais avant et la personne que je suis depuis sont totalement différentes. Mon entourage, mes amis, mes centres d’intérêts et mon alimentation ont changé. Mes choix de vie ont changé. Aujourd’hui, toute ma vie tourne autour du surf. Quand je travaillais, je « checkais » la houle pour voir si je manquais une session. Il m’arrivait même de sécher des cours pour aller surfer. J’ai repassé mon année à cause de ça mais j’avais surfé donc j’étais contente. Le jour où j’ai accouché, je n’ai pas suivi un régime alimentaire pour retrouver une taille 36 et être sexy en maillot sur la plage. J’ai fait un régime pour retrouver mon poids normal et pouvoir retourner surfer le plus tôt possible. Avant, ma vie ne tournait autour de rien. Aujourd’hui elle est gouvernée par le rythme des vagues et je ne pourrais jamais vivre loin de la mer.

Quel est ton moteur principal pour t’émanciper dans la vie ? Est-ce que le surf en fait partie ?

C’est une question que je ne m’étais jamais posée. Je pense que l’émancipation est venue avant le surf. C’est parce que je me suis émancipée que le surf m’a convenu et aidée. Je n’ai jamais aimé suivre les règles. J’ai vécu dans une famille traditionnelle marocaine où je n’avais pas le droit de voyager sans mes parents, avec mes copines, et avoir officiellement un petit ami était interdit. Le jour où je me suis mise au surf, ça m’a permis de savoir qui j’étais vraiment. Lorsque j’étais fonctionnaire au ministère je jouais un rôle. Je m’habillais le matin pour correspondre à un certain modèle de la femme marocaine qui travaille, je parlais d’une manière soutenue, je me forçais à être quelqu’un d’autre.

Quels combats mènes-tu au quotidien ?

Le plus grand combat que je mène dans ma vie est de pouvoir vivre de la meilleure manière qui soit, en accord avec mes valeurs et mes principes. Mon défi est de dire non à la facilité, à celle que j’étais avant. Il y a quelques mois j’étais encore fonctionnaire pour l’État marocain et du jour au lendemain j’ai décidé de tout arrêter. Je me suis rendu compte que j’avais 34 ans et que je n’avais rien fait de ma vie, que j’étais une surfeuse qui n’arrivait à surfer que les week-ends et qui n’arrivait ni à progresser ni à profiter au maximum de ma vie. C’est peut-être égoïste, mais arrivée à 34 ans j’ai eu envie de vivre le reste de ma vie intensément et comme je l’entends. Je veux être satisfaite en me réveillant le matin, motivée pour vivre. Je n’ai pas envie d’être le caillou entrainé par le courant, je veux être le courant. Je ne veux rien regretter. J’ai donc pour projet de monter un Surf Camp au Nord du pays, à Bouznika.

Abordons à présent ton éducation, dans quel milieu social as-tu évolué ? A-t-il eu un impact sur tes choix ?

Mon frère et moi sommes des enfants du divorce, ce n’était pas courant dans le temps. J’ai donc vécu avec ma mère qui était assez protectrice parce qu’elle craignait de perdre notre garde, ce qui m’empêchait de vivre comme je le souhaitais, librement. Nous avons été élevés au petit soin, toujours eu les cheveux coiffés, les ongles propres, bien habillés… Et quand je partais en vacances avec mes parents, c’était voyage Club Med et hôtels resort. Mes enfants, eux, sont tout le temps dans la boue, dans les rochers, en capuchons sous la pluie et dans le vent. On voyage en mode Van Life et ils dorment dans la tente. Je ne corresponds pas du tout au modèle de la femme ou de la maman marocaine que ma grand-mère et ma mère ont été. Mais non seulement elles acceptent, mais elles m’admirent. Tout ça c’est grâce au surf. Je suis constamment à la recherche de la vague, de la nature, de liberté.

Le surf est-il compatible avec la religion musulmane ?

J’ai été éduquée dans les valeurs de l’Islam, auxquelles je tiens énormément. Le surf est compatible avec la religion musulmane dans le sens où l’on n’est pas obligé de surfer en Bikini. Dans le nord arabe, il y a énormément de surfeuses qui mettent une combinaison intégrale et qui sortent avec un voile en lycra. Donc ça n’empêche pas du tout de surfer et de pratiquer dans un milieu d’hommes. Pour ma part je n’ai jamais eu de remarques de mon grand-père, il m’a toujours encouragée. Il est d’un grand soutien.

Peux-tu citer une femme qui t’inspire particulièrement ?

Bethany Hamilton. Cette femme est incroyable. En 2003, alors qu’elle n’avait que treize ans, elle s’est fait attaquer par un requin-tigre et a perdu son bras gauche. Pour ses proches, cet accident représentait la fin de sa carrière de surfeuse. Avec un bras en moins, il est pratiquement impossible de ramer et de se mettre debout. Pourtant, elle a réussi. Elle est retournée à l’eau seulement un mois après avoir perdu son bras. Elle a même repris les compétitions et a remporté de nombreux championnats. Aujourd’hui, elle est mère de quatre enfants et elle incarne pour moi un exemple de persévérance et de courage. Sa vie ne s’est pas arrêtée, elle n’a jamais laissé tomber. Elle m’inspire énormément, bien plus que d’autres surfeuses qui surfent mieux qu’elle.

La pratique du surf a-t-elle joué un rôle dans l’émancipation de la femme au Maroc ?

Il y a douze ans, on était une dizaine de surfeuses dans tout le Maroc. Aujourd’hui on voit des jeunes filles de huit ans se mettre au surf. Je pense qu’un grand nombre de facteurs ont participé à l’émancipation de la femme au Maroc durant toutes ces années. Le surf est arrivé en cours de route et on n’a pas hésité à surfer sur la vague. Les femmes peinent à trouver leur place dans tous les sports et dans le surf encore plus parce que c’est un sport extrême. Il faut braver les vagues et l’océan, mais aussi les médias parce qu’on est constamment sexualisées. Je pense qu’il y a un certain nombre de femmes, qu’elles soient marocaines ou étrangères, qui en ont motivé d’autres à s’y mettre. Il y a eu un esprit d’inspiration, de motivation de la population féminine à surfer. Le développement des réseaux sociaux a également participé à ça et ont montré que les femmes pouvaient aussi bien surfer que les hommes. Aujourd’hui ça motive aussi les femmes marocaines à surfer et ça contribue à leur émancipation. C’est un sujet qui mérite d’être étudié car même en tant que surfeuse marocaine, je ne suis pas assez renseignée sur le sujet.

Le mouvement #Metoo a-t-il eu un impact sur les relations hommes/femmes dans la société marocaine ?

Je n’ai jamais entendu parler de ce mouvement, mais il y a quelques années une nouvelle loi contre les harcèlements de rue a été mise en place au Maroc. Avant, on se faisait siffler vingt fois dans la rue, c’était horrible. Aujourd’hui on peut pousser un cri et porter plainte. Les harcèlements de rue sont beaucoup moins fréquents mais ça arrive toujours. Il n’y a pas une journée sans que je me fasse interpeller, même quand je suis avec mes enfants. Pour les hommes, c’est un jeu. Je pense que ça vient de l’éducation. Si on pouvait exprimer nos sentiments ou notre amour en public je pense que l’impact serait moindre. Mais depuis toujours les couples non mariés sont interdits au Maroc. Une femme et un homme non mariés ne sont pas censés se retrouver ensemble, dans une voiture ou à la plage, main dans la main, et encore moins dans un appartement. Toutes ces règles et interdictions encouragent ce phénomène.

Où te vois-tu dans cinq ans ?

Cinq ans, c’est demain ! Quand je compte les années, je compte l’âge de mes enfants. Mon ainé aura douze ans et le petit en aura huit. Je serai déjà plus libre, je pourrais les laisser chez leurs grands-mères et en profiter pour sortir et voyager. Professionnellement, je me vois dans mon Surf Camp avec des invités en train de discuter autour d’un verre et de prévoir le surf du lendemain. Je ne cherche pas la richesse, ni la prospérité. Je cherche juste à vivre simplement. Du moment que ma journée m’appartient et que je suis bien entourée, entourée de « beautiful souls ».

 

Crédit photo : Elisabeth Knecht

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