Crédit photo : Lee Jeffries

Rue de la peine

Le sans-abrisme ne touche pas que les grandes métropoles. Les villes moyennes ne font pas exception. Vannes fait partie de ces villes, où la précarité conduit au mal-logement et parfois à la rue. Qui sont ces anonymes de la rue croisés lors de nos déambulations ? Quelles difficultés rencontrent-ils ici, à Vannes ? Et surtout quelles actions locales sont mises en place pour les sortir du cercle vicieux qui les enferme ?

 

Ce matin-là, Guillaume* vient boire un café à l’accueil de jour de la Croix-Rouge de Vannes. Il en profite pour prendre une douche. Sa copine ne l’a pas accompagné, elle est restée au squat qui leur sert de toit en ce moment. Ça fait des mois que ça dure. Que le couple coexiste avec le monde de la rue sans arriver à s’en sortir. Dans un souffle, il murmure « je ne suis à la rue que depuis trois ans. » La formule est étonnante. « Que depuis trois ans », une éternité pourtant. Guillaume veut rester discret, il n’aime pas trop parler de lui. On ne saurait lui donner un âge. Sûrement la trentaine. Mais c’est bien connu, la rue abîme les corps. Il préfère aussi taire le métier qu’il a quitté avant de se voir dépossédé de tout. On ne pourra que préciser qu’il s’agissait d’un poste dans une grande institution française.

L’histoire de Guillaume, c’est aussi celle de 330 000 personnes qui dorment à la rue en France. Un chiffre exponentiel, deux fois plus important qu’il y a dix ans selon le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France en 2024. Un résultat inquiétant de l’inflation et d’une précarité qui ne cesse de croître.

 

« Des situations mouvantes »

À Vannes, il est difficile d’estimer le nombre exact de personnes dans cette situation. François Cardron, président de l’antenne vannetaise de la Croix-Rouge, explique cette incapacité par « les situations mouvantes de chacun. » Certains se déplacent, d’autres trouvent des solutions de logement temporaires. « On ne peut pas établir un profil type de ces personnes, elles ont toutes un parcours différent, des difficultés de vie personnelle particulières. » Depuis son arrivée à la Croix-Rouge il y a quatre ans, il constate tout de même 70 à 75 % de profils masculins, de plus en plus jeunes. Certains d’entre eux sont dans la vingtaine. À l’accueil de jour de la Croix-Rouge, le même matin où Guillaume est venu boire un café, deux jeunes hommes prennent un petit-déjeuner. L’un d’eux dit vivre dans les bois depuis quatre ans. Il n’a même pas 25 ans. Les chemins de vie sont différents, il est impossible de tous les explorer. On notera seulement qu’un jeune de moins de 25 ans à la rue sur deux est passé entre les mains de l’Aide Sociale à l’Enfance.

 

Travailler, manger, se loger : la trinité impossible

La précarité touche aujourd’hui de nouvelles catégories de population. Les jeunes, mais aussi les travailleurs. « Quand on est un travailleur en situation d’extrême précarité, il faut faire un choix : manger ou avoir un toit au-dessus de la tête. », dénoncent Pascale Vola et Rozenn Chapelain, de l’association vannetaise On veut du Soleil. Les deux femmes, retraitées, ont créé l’association avec quelques amis en 2020. Leur mission : une maraude tous les vendredis soirs à Vannes, pour distribuer des repas, des vêtements, et surtout un peu de chaleur. Officieusement, le petit groupe a commencé ses activités en 2018, sur un rond-point occupé par les Gilets Jaunes. Les travailleurs précaires, ça les connaît. « Avec un peu de temps, les gens ont commencé à avouer leurs difficultés, à nous révéler qu’ils ne mangeaient pas à leur faim, qu’ils avaient des problèmes pour payer leur loyer. Tout un tas de difficultés, alors que tous travaillaient. » Alors, le groupe de citoyens se forme et entreprend de nourrir les manifestants, campés sur leur rond-point. « Le nerf de la guerre, c’est manger. », glisse Pascale Vola. Aujourd’hui, leurs maraudes touchent plusieurs publics. Des sans-abris bien sûr, mais aussi des retraités, des familles, parfois quelques étudiants. Et toujours ces travailleurs précaires, qui viennent récupérer un repas chaud quand le salaire ne permet plus de se nourrir correctement. Rozenn Chapelain s’insurge face à cette situation. « Comment peut-on, dans un pays comme le nôtre, travailler et être pauvre ? C’est illogique ! Certains dorment dans leur voiture, d’autres préfèrent avoir un logement plutôt que de manger. C’est un cercle vicieux. »

Les personnes sans-abri tentent elles aussi de travailler. Les associations accompagnent ceux qui le souhaitent dans une démarche de réinsertion professionnelle. À Vannes, l’Association Morbihannaise d’Insertion Sociale et Professionnelle (AMISEP) prend en charge les plus précaires. Santé, logement, emploi, elle vient en aide à ceux qui ont perdu pied. Guillaume a fait appel à elle il y a quelques temps. Après avoir quitté son travail il y a trois ans, c’est la phobie administrative qui l’a mené à la rue. Mais aujourd’hui, il essaie de reprendre sa vie en main. « J’en ai marre de la rue. J’essaie de me confronter à ma peur, de faire mes dossiers parce que rien n’est à jour. J’essaie de tout mettre à plat pour qu’on sorte des squats, ma copine et moi. » L’AMISEP l’accompagne dans ce parcours du combattant qu’est l’administratif quand on n’a plus rien. L’association lui a aussi permis d’accéder à des chantiers de réinsertion et à quelques missions d’intérim. Il tient à souligner : « Il y a des solutions pour travailler mais il faut s’en donner les moyens. L’accès au travail n’est pas toujours évident quand on est à la rue. » Rozenn Chapelain et Pascale Vola partagent cette vision. « Certains veulent travailler. Mais ils dorment dehors. Au bout de deux jours, ils ne sont plus propres. Il y a des structures pour aller se laver, mais les horaires ne correspondent pas aux gens qui travaillent. Après deux nuits à dormir dehors et à devoir aller travailler, dans le bâtiment par exemple, c’est impossible. » Un cercle vicieux. L’impossibilité de travailler sans logement, et vice-versa. Les deux femmes concluent : « Les gens croient qu’on peut passer de la rue au boulot directement. Mais ce n’est pas la réalité. »

 

Vannes et le logement, l’éternel effondrement

Un point sur lequel toutes les associations se rejoignent, c’est la situation du logement à Vannes. Compliquée pour ceux qui peuvent payer, inatteignable pour les plus précaires. L’état de l’hébergement d’urgence n’est pas beaucoup mieux. C’est simple, il n’y a plus de places. À Vannes, c’est le Service Intégré d’Accueil et d’Orientation du Morbihan (SIAO 56) qui prend en charge les demandes d’hébergement urgentes. Ce service public est directement en lien avec le 115, le numéro d’urgence sociale. Mais la possibilité de prendre en charge les sans-abri le temps d’une nuit se fait de plus en plus rare. Des associations tournées vers l’hébergement solidaire mettent tout de même en place des solutions. C’est par exemple le cas de la toute jeune délégation vannetaise de l’association Les Bureaux du Cœur, qui veut faciliter l’hébergement des sans-abri en donnant accès aux locaux d’entreprises vides la nuit ou les week-ends partout en France. Clara Fromentoux est à l’origine de cette nouvelle délégation locale, qui met en lien associations de soutien aux personnes à la rue et entreprises. Depuis 2023, quatre personnes ont déjà été accueillies, et cinq entreprises vannetaises ont ouvert leurs bureaux aux plus précaires. « C’est un projet qui a du sens, qui est concret, qui essaie de lever les freins à la précarité. » Clara Fromentoux parle de gaspillage immobilier, alors que les entreprises sont inoccupées 70 % du temps. Depuis la création de l’association en automne 2020 à Nantes, ce sont plus de 300 personnes qui ont bénéficié en moyenne d’un accueil de quatre mois au sein de 150 entreprises membres déployées dans toute la France.

 

Un peu d’espoir et de chaleur

« La maraude, ce n’est pas que donner un repas. C’est un tiers de repas, deux tiers de cœur et de chaleur. Ils en ont besoin. Les gens les fuient. » Pascale Vola et Rozenn Chapelain de l’association On veut du Soleil font depuis récemment partie des maraudeurs de Vannes. La ville est plutôt bien couverte par les associations, qui se relaient chaque soir pour distribuer des repas et être à l’écoute des besoins de chacun. Tous les vendredis soirs, On veut du Soleil entame une maraude de plusieurs heures à des points stratégiques connus des habitués. D’abord la gare, puis les remparts, la place des Lices et quelques squats. À ses débuts en 2020, chaque maraude rassemblait une douzaine de bénéficiaires. Aujourd’hui, ils sont plus de 80. Des personnes sans-abri, des familles précaires, parfois avec enfants, des réfugiés ou des migrants venant d’Europe de l’Est. Des profils cabossés par la vie qui viennent chercher un peu de réconfort auprès d’un repas et de bénévoles chaleureux. « Ils ont énormément besoin de réconfort. Les gens ne les regardent pas, ils passent leur chemin, jamais on ne les touche, jamais on ne leur parle. » La rue est un espace en dehors du temps et de toute interaction. Les sans-abri sont des anonymes invisibles que les passants font semblant de ne pas voir. « Aujourd’hui c’est eux, demain ça peut être nous. Tout le monde peut basculer. », avertissent les deux femmes.

Dans les locaux de la Croix-Rouge à Séné, Anne, Jean et Benoît tiennent le même discours. Bénévoles à l’accueil de jour, ils veulent avant tout proposer un cadre sécurisant et stable aux sans-abri. Puis discuter, aider, orienter ceux qui en ont besoin. « C’est important de se faire du souci. » Et Guillaume qui glisse « La Croix-Rouge est une belle association. Heureusement qu’elle est là pour nous aider. »

Chez Rozenn Chapelain, le temps est aux confidences pour clore l’entretien. Les deux femmes gardent les pieds sur terre, mais s’autorisent à rêver. « Ce qu’on aimerait avant tout, c’est arrêter notre activité de maraude. Le jour où n’aura plus besoin de nous, ça voudra dire qu’on aura gagné le combat contre la pauvreté. On nous dit que c’est utopique. Mais on a toujours le droit de rêver. »

 

*Nom d’emprunt

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