Mohammed, bricoleur qui ne voit bien qu’avec le coeur

Mohamed Ibbazi El Yazid, 61 ans, a vécu jusqu’à ses 34 ans à Saïda, en Algérie. À l’âge de trois ans, il a perdu l’usage de ses yeux à la suite d’une maladie. Privé de la vue, le bricolage est devenu son refuge, la passion de toute une vie.

A l’école de la vie

Il est le sixième enfant d’une fratrie de dix. Mohammed a grandi dans une famille nombreuse « mais heureuse » comme il aime le dire, « une famille unie ». Quand on lui décèle une maladie qui va lui faire perdre la vue, l’évènement est bouleversant et ne lui promet pas une enfance facile. Très accompagné par les siens, par son père notamment qui est très protecteur, Mohammed veut avant tout s’émanciper.« Quand il fallait sortir, il disait à mes frères de m’accompagner, mais moi je ne voulais pas. » Pour gagner en autonomie, il devient de plus en plus débrouillard, il s’adapte… À la maison, il a toujours été, et encore aujourd’hui, l’initiateur de tout. « Si ma sœur a envie de changer d’armoire, c’est moi qu’elle appelle. J’ai toujours été à la tête de pleins d’initiatives. »

Quand il commence sa scolarité, les établissements ne sont pas adaptés pour les non-voyants, alors ses parents le conduisent dans la ville d’Oran, à 200 km de chez eux. Il y passe sa primaire puis se retrouve au collège à Alger, à 500km. Ces dix années passées à l’internat l’ont forgé. « Je n’ai pas grandi à la maison, à l’internat c’était soit tu te débrouilles, soit tu te fais piétiner, c’était l’école de la vie. » Pas très doué dans les études, le bricolage est rapidement devenu essentiel « dès l’enfance, j’adorais démonter mes jouets, j’étais très manuel, je bricolais à petite échelle ».

Un parcours tous azimuts

Malgré son handicap, Mohammed a tout fait et est de ces personnes qui semblent avoir vécu mille vies. Kinésithérapeute de formation, il a travaillé en hôpital pendant quatorze ans. Lorsqu’il arrive en France, il passe ses deux premières années sans papiers mais la musique le sauve… Pour gagner sa vie, il joue, enseigne, compose, chante et enregistre et ce n’est qu’en 1999 qu’on lui délivre ses papiers : « J’ai commencé à réellement exister aux yeux de la société française ». Depuis 2002, il enchaîne les petits boulots à droite à gauche : agent d’accueil en communication, aide à la personne, massages de bien-être dans un spa et beaucoup de concerts de musique…

Il y a trois ans, Mohammed découvre dans sa ville à Champigny, un local nommé Brico-tech : « J’ai visité l’atelier, rencontré les adhérents. Une demi-heure après j’étais devant une machine à couper du bois. » Une révélation. Alors chez lui, il a dû redoubler de créativité pour pouvoir bricoler en toute sécurité : « Il fallait imaginer, trouver des astuces pour travailler. J’ai beaucoup réfléchi, tâtonné, comment faire face à la difficulté, comment couper, prendre des mesures… » Aujourd’hui, il imagine les objets dans sa tête et les conçoit sans même avoir besoin de les dessiner. Et quand Mohammed achève une création, il confie : « Je ressens une grande indépendance, je me sens valorisé. Ce n’est pas pour montrer aux autres ce que je réalise, je le fais pour moi. » 

Le bricolage pour tous

Aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été fasciné par la fabrication d’objets. Sa première création : une jardinière. Aujourd’hui, il veut prouver que le handicap n’est pas un frein pour réaliser ses rêves et ses envies. Une conviction aussi claire que ses talents de bricoleur. Au fil des rencontres, des copains, et de sa passion grandissante, naîtra l’association « Les Brico-Miros ». Brico pour bricolage, Miros pour aveugle. À l’atelier, situé dans le 20e arrondissement de Paris, tous les objets sont réalisés par ses propres mains. Sa réussite : un jeu de dames pour les non-voyants. L’objectif de cet atelier n’est pas de fabriquer ou de vendre, mais de faire se rencontrer les voyants et les non-voyants autour du bricolage. « Mon souhait c’est de les faire venir pour échanger, j’apprends aussi avec les autres. C’est un esprit de partage. » Mais l’aventure est limitée, installée depuis mai 2023, l’association doit prochainement quitter son local, à la recherche d’un nouveau lieu pour le printemps.

Le non-voyant qui voit clair

Sa philosophie est très simple : « J’ai un projet dans ma tête, je fais tout pour y arriver. Si je n’y arrive pas, je change de cap, je ne me prends pas la tête. » Il a du caractère. Il essaye, il persévère, il est tenace, mais il est conscient qu’il ne peut pas tout faire.

Son handicap, il en parle ouvertement : « il n’en est pas un pour moi. Je suis aveugle, tout simplement, je ne cherche pas à trouver des mots qui n’ont aucun sens. Ce n’est ni une insulte ni un mot péjoratif. » Mais quand on lui demande qui il est, il répond : « Je suis un non-voyant qui voit clair. Je vois clair parce que voir ce n’est pas qu’avec les yeux, c’est aussi s’ouvrir, accepter, ne pas juger, apprendre, toucher, bouger… »

Et puis, il y a cette citation de Saint-Exupéry qui l’inspire : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

 

Crédit photo : Cécile Bidault

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