C’est un trou de verdure…

Chaque été, de mai à septembre, les plages bretonnes sont recouvertes de vert. Depuis plus de quarante ans les algues peuplent les côtes bretonnes. Le résultat est certes inesthétique mais il est surtout dangereux. Alors, pourquoi cette histoire reste-t-elle dans l’ombre ?

Septembre 2016, Côtes d’Armor. La brise bretonne caresse le sable sur l’embouchure du Gouessant. La fin de l’été approche et on peut profiter des derniers jours de beau temps. Dans cette anse regorgeant de biodiversité les algues prolifèrent. Mais au beau milieu de cet amas de verdure : un corps. Sans vie. Un corps paisible dans une nature idyllique. Une scène qui n’est pas sans rappeler un poème d’Arthur Rimbaud bien qu’ici aucun trou dans la poitrine du jogger, mais une intoxication aiguë à l’hydrogène sulfuré, causée par les algues vertes. Et si notre dormeur était une des tristes pages d’une affaire oubliée par le gouvernement français puisqu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une meilleure communication ainsi qu’une prévention concernant ce danger auraient pu éviter le pire. Mais il n’en fut rien d’autant que ce n’était pas la première fois et que l’histoire se répètera. Plusieurs chiens, des promeneurs, un cheval et d’autres hommes comme Thierry Morfoisse en 2009, 48 ans, chauffeur chargé du ramassage des algues succomberont à ces intoxications. Pour ce qui est des états de services de Thierry Morfoisse, il en avait transporté trois bennes de 20 tonnes le jour de sa mort, et bien plus au cours de sa vie.

Ce dangereux nappage vert apparait sur les plages bretonnes dans les années 70. Il ne fait alors que polluer le paysage et son ramassage n’est pas encore démocratisé. La Bretagne et ses nombreuses baies favorisent la présence de ces végétaux, qui sont ancrées depuis longtemps dans son patrimoine. Une ancienne usine de farine d’algues sert d’ailleurs aujourd’hui de siège au CEVA1 (depuis 1986) où travaille Sylvain Ballu, expert en marée verte2. Il est chargé de suivre la progression de celles-ci et leur évolution. Il échange aussi avec les collectivités victimes de ce fléau, « Je pense que le savoir théorique ne suffit pas. Il faut avoir une bonne connaissance du terrain local pour pouvoir aider ceux qui y vivent ». Et ce terrain local est aussi une des régions agricoles les plus rentables en France, « Le nombre d’algues est lié à l’évolution des pratiques agricoles. L’intensification de l’agriculture dans les années soixante a engendré de nombreuses répercutions nocives pour l’homme et l’environnement ». Effectivement, ces répercussions sont à la fois économiques, sociales et écologiques. Économiques car la production est plus importante et le coût de fabrication et d’achat est plus bas mais sociales également car l’humain se retrouve confronté à la surconsommation et à la mauvaise alimentation. Enfin, des conséquences écologiques, car cette intensification colonise de nombreux sites naturels, détruit les sols avec de nombreux pesticides et engendre en Bretagne le fléau des algues vertes.

Un terrain propice 

Alors pourquoi la Bretagne est-elle tant touchée par ce phénomène ? Tout d’abord, l’algue verte qui pollue les plages se nomme Ulva Aromiricana et pour se développer elle a besoin de lumière pour réaliser sa photosynthèse et de nutriments présents dans l’eau dont l’azote ou le phosphore (P), indispensables à la croissance d’une plante. Ce sont des formes de l’azote et du phosphore, le nitrate et le phosphate, qui sont la cause du développement des algues. Comme nous le rappelle Sylvain Ballu, c’est l’agriculture intensive qui favorise l’arrivée de ces éléments chimiques dans les baies, « Pour intensifier un élevage et produire plus, on va regrouper un grand nombre d’animaux au même endroit, ce qui va entrainer un fort rejet de pissa et de bouse, et donc de nitrate ». En plus de ce phénomène, l’agriculture intensive utilise des engrais chimiques ou naturels avec de forts taux de nitrate et de phosphate. Ces éléments sont ensuite amenés par le ruissellement vers les cours d’eau qui les dirigent vers la mer. Les nombreuses baies, anses ou estrans bretons possèdent des caractéristiques communes qui favorisent la croissance des algues. Ce sont des endroits peu profonds, ce qui apporte plus de lumière, avec un court d’eau qui amène les nitrates depuis les terres, ainsi que des courants qui confinent les nutriments dans ces lieux. Lorsque ces végétaux peuplent une baie, ils utilisent tout l’espace et modifient la faune et la flore marine. Certains poissons doivent déserter ces endroits et leurs nouveaux terrains de chasse sont plus compliqués à pratiquer. Ce phénomène est donc nocif pour la biodiversité. Sylvain Ballu explique qu’il peut être également dangereux pour toute forme de vie animale « L’algue verte n’est pas toxique en soit. L’Ulva Armoricana est même comestible. Mais si vous laissez n’importe quel type d’aliment pourrir il rejettera de l’hydrogène sulfuré3 et celui-ci est massivement sécrété par les algues car, comme tout être vivant marin, elles sont riches en souffre ». C’est donc  leur amassement et la pourriture d’un grand nombre de celles-ci qui sont dangereux pour l’homme. En 2021, Air Breizh a réalisé des mesures du H2S sur des amas d’ulva armoricana sur les plages bretonnes. Ces analyses ont révélé des taux allant jusqu’à 1196 µg/m3 sur deux jours, une valeur nettement supérieure au concentrations maximales autorisées par l’OMS, qui sont de 150 µg/m3 sur vingt-quatre heures. Ces taux de H2S peuvent entrainer le décès de celui qui le respire en seulement quelques minutes.

Des militants peu écoutés

Le danger est réel et, depuis plus de vingt ans, des associations se battent pour être entendues car le sujet se trouve relégué au second plan. Depuis 2016, Inez Leraud enquête sur cette histoire en publiant des travaux journalistiques dans les médias. Elle est rapidement étonnée du silence auquel est soumise cette affaire. Plusieurs décès, un réel enjeu écologique et pourtant personne ne semble y prêter attention. Pour briser cette omerta, elle réunit tous ses travaux en 2019 et publie « L’Histoire interdite », un roman graphique sur les algues vertes. Avec l’aide Pierre Van Hove pour les illustrations, elle raconte chronologiquement cette affaire dont les premiers incidents remontent aux années 90. Enfin ! Le voile est levé. La parole sera donnée aux scientifiques et écologistes qui veulent prouver la triste vérité… Malheureusement, la censure persiste. Bien qu’elle obtienne un impact médiatique, quelques mois après la publication de son livre, la journaliste sera déprogrammée du salon du livre de Quintin par son président, un membre de la chambre de l’agriculture des Côtes-d’Armor.

André Ollivro, militant de la première heure, défend également cette cause et depuis plus de vingt ans. Il a tenté de tirer la sonnette d’alarme à plusieurs reprises, sans succès. Selon lui ? les politiques locales ont peur de se mettre les agriculteurs à dos et préfèrent aller dans leur sens « Les décisions qui sont prises pour améliorer les choses ne sont pas respectées. Des lois sur le renouvellement des pratiques agricoles avaient été votées sous François Hollande, elles devenaient obligatoires au bout de trois ans si rien ne changeait. Depuis elles ne sont toujours pas appliquées ». Mais l’écologiste de la baie d’Hillion ne rejette pas la faute sur les agriculteurs. Il pointe du doigt les grosses industries agricoles qui, pour plus de rentabilité, produisent en grande quantité sans se soucier du tort causer aux agriculteurs « Comment voulez-vous qu’ils changent leurs pratiques alors qu’ils ont déjà du mal à vivre de leur métier ? Ce qu’il faudrait c’est une aide financière de la part de l’État. Surtout pour les jeunes agriculteurs car ce sont eux qui ont le pouvoir de faire changer les choses ».

Une évolution tout de même positive

Selon Yann Kergoat, maire de Ploumiliau, les mentalités évoluent et de plus en plus de mesures sont prises pour améliorer la situation « Les plans algues vertes, qui consistent aux ramassages de celles-ci semblent porter leur fruit et sont de plus en plus sécurisées pour ceux qui sont exposés au H2S. Il y a tout de même du progrès, également au niveau de l’agriculture. On observe une diminution du taux de nitrate dans les cours d’eau récemment ». La concentration de nitrate dans le milieu aquatique est effectivement en baisse depuis quelques années. Il faut tout de même ajouter à cette information l’impact des évènements météorologiques. Lorsque les pluies et les tempêtes sont plus fortes, le flux est plus important et les éléments chimiques sont transportés plus facilement vers la mer. Il faut donc se baser sur plusieurs années pour obtenir un résultat fiable. Cependant André Ollivro partage ce point de vue sur le changement des mentalités « Si je continue le combat, c’est qu’il y a trois agriculteurs dans mon association qui nous ont montré que l’on pouvait vivre de l’agriculture sans faire appel aux grosses industries. Donc il y a tout de même une évolution, on retourne à des pratiques plus anciennes et meilleures pour l’environnement. Mais ils n’y arriveront pas tous seuls, il faut leur donner les moyens de le faire ». En somme, la clef se trouve dans le changement des pratiques agricoles. Mais pour cela, il faudrait aider les agriculteurs financièrement mais aussi leur enseigner ces nouvelles méthodes durant leur formation.

1Centre d’Études et de Valorisation des Algues

2Un important dépôt d’algues verte, laissé par la marée.

3Symbole chimique de l’hydrogène sulfuré : H2S

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