La drogue touche un large éventail de personnes à différents stades de leur parcours. De Vannes à Marseille, mais aussi partout en France, des jeunes comme Émilie, Laurent et M. se retrouvent pris au piège de cet engrenage, que ce soit par la consommation ou par la vente. Certains cherchent à échapper à des situations sociales et économiques difficiles, d’autres y voient une solution pour arrondir leurs fins de mois et échapper aux inégalités. Au cœur de cette problématique se cache une réalité qui, bien que banalisée par l’accessibilité du produit, détruit des vies, redessine des territoires et modifie notre perception de la normalité et de la réussite. De l’adolescent curieux à l’étudiant devenu dealer, ces récits reflètent l’envers d’une société marquée par l’absence d’alternatives concrètes.
Ils s’appellent Emilie, Laurent, M*. Leurs histoires racontent un phénomène alarmant, un engrenage silencieux où consommation, précarité et résilience sont imbriquées. Au-delà des jugements, ces témoignages révèlent une réalité sociale souvent négligée.
Premiers gestes : curiosité, pression et évasion
Au début, tout paraît opaque, « shit », « beuh », « THC », « bad trip » des mots qui composent un lexique d’une culture connotée, mortifère mais devenue tristement banale. Pour Emilie, 19 ans, c’était aussi simple qu’un échange entre amis : « J’ai bu une gorgée de vodka, puis j’ai échangé une bouteille contre un joint ». Curiosité, pression sociale, évasion d’un monde hostile. L’attraction vers ce fameux « joint » peut se faire de bien des manières, hélas aussi facile que de fumer une cigarette mais derrière cette opportunité apparente, il y a une autre réalité : la drogue se cache, elle ne s’expose jamais franchement. Pas dans les magasins, pas dans les vitrines. Et pourtant, elle se glisse dans les mains des jeunes comme si elle faisait partie du décor, omniprésente mais invisible.
Laurent, lui, a grandi dans un environnement où la consommation était familiale. « Mon père cultivait dans le jardin, à 11 ans, j’ai commencé à fumer avec des potes. » Là encore, ce n’était pas tant une rébellion qu’une manière d’échapper à une vie qui ne lui convenait pas. Un besoin de fuir, de se sentir libre, mais aussi de s’intégrer. Pour lui, la normalisation de l’usage a commencé à la maison, comme une évidence.
Et ce n’est pas un cas isolé. En France, près d’un jeune de 17 ans sur deux a déjà expérimenté le cannabis. 48 %, d’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. C’est dire à quel point cette substance, pourtant illégale, circule librement. C’est dire aussi à quel point elle s’insinue sans faire de bruit, entre les soirées, les bancs de lycée, les discussions entre potes. On croit y toucher par hasard, mais souvent, ce hasard fait partie d’un système très bien rodé.
De l’expérimentation à la dépendance
Laurent, lui, est passé à une autre étape. Une curiosité, une envie d’explorer plus loin, de tester « autre chose ». Ce jour-là, c’était de l’acide lysergique diéthylamide, plus communément appelé LSD. Une substance psychotrope puissante, Une drogue dite « dure », aux effets bien plus radicaux. « J’ai fait un bad trip qui m’a marqué. J’étais perdu, je ne comprenais plus rien. »
Ce n’était plus seulement un moment entre amis, ni une échappatoire passagère. C’était une chute intérieure, brutale, désorientante. L’expérimentation devient alors le point de départ d’un malaise plus profond, d’un engrenage. Et même sans dépendance physique immédiate, le piège se referme autrement. L’addiction, ce n’est pas seulement la répétition d’un geste ou d’un produit. C’est une emprise qui s’installe de façon sourde : dans les pensées, dans le corps, dans l’organisation même d’une vie.
Émilie le dit sans détour : « Je dépensais 200 euros par mois en drogues » C’est l’économie personnelle qui se déséquilibre, les projets qui s’effondrent. On repousse, on s’éloigne, on s’épuise. La drogue ne remplit pas, elle vide ». Invisible pour certains, omniprésente pour celui qui consomme.
Les conséquences s’accumulent : perte d’énergie, isolement, disparition de repères, difficulté à se concentrer. Parfois même, perte de soi. Et pourtant, en surface, tout peut sembler normal. Les rires, les soirées, les posts sur les réseaux, faire bonne figure devant ses amis, ses parents, ses professeurs, tandis que l’expérimentation, autrefois bouée de sauvetage, devient une accoutumance écrasante qui pousse fatalement vers le fond.
Et le dealer n’est pas toujours celui qu’on imagine. Il n’a pas forcément les codes du caïd ni les méthodes d’un réseau structuré. Parfois, c’est juste un étudiant, un jeune adulte, un visage ordinaire. M. a la vingtaine, a commencé par cumuler trois jobs étudiants, mais même avec tous ces efforts, ça ne suffisait pas. Le deal, pour lui, n’était pas une fin, encore moins une vocation — mais un passage, une manœuvre temporaire, « c’est le net qui permet cela « . Il est urgent de dénoncer cette réalité parce que l’univers du deal se déplace, se modernise, devient une économie parallèle, presque banalisée. Comme les consommateurs qu’il fournit, M. n’est pas en dehors du système, il en est un reflet. Aujourd’hui, il est devenu relativement facile de basculer dans le trafic de drogue. Avec l’essor du Web et la banalisation de l’accès au Dark Web, le traffic s’est dangereusement banalisé ”.
La drogue, un secteur économique à part entière
La drogue ne se contente pas de détruire des parcours individuels, elle redéfinit aussi des territoires entiers. Dans certains quartiers, elle devient une véritable composante de l’économie locale. Philippe Pujol, journaliste d’investigation, l’explique dans son entretien avec Thinkerview : le trafic de drogue n’est pas un dysfonctionnement, mais une logique rationnelle et intégrée. Un système qui répond à un besoin concret : celui de survivre dans des zones où les opportunités légales sont limitées et où l’État semble absent. »
À l’image du monde du commerce, le trafic de drogue s’est professionnalisé. M., détaille son modèle : « On a des promotions, des offres spéciales, et tout est géré via des messageries cryptées. C’est comme une entreprise. » Grâce aux technologies modernes, comme la géolocalisation et les réseaux sociaux, le trafic devient insaisissable, échappant aux tentatives de contrôle.
Selon Pujol, la répression policière, bien que présente, ne fait que maintenir une illusion de contrôle. Le véritable défi réside dans la reconstruction des services publics et de la justice sociale. Tant que ces éléments essentiels seront absents, le trafic continuera de prospérer non pas par besoin, mais comme une stratégie face à un vide laissé par l’État. Un phénomène bien plus difficile à éradiquer qu’il n’y paraît.
Et le trafic de drogue devenu narcotraffic connait des épisodes particulièrement dramatiques. Depuis 2020, la cité Phocéenne expérimente une montée de la violence. En cause deux acteurs importants : Yoda (ou La Frappe de Yoda) et la DZ Mafia. Ces groupes ont désormais été recensés comme de véritables cartels français, à leur apogée, chaque narco-groupe génère autant de millions, qu’ils font couler le sang à Marseille, en France et jusqu’en Espagne. La guerre entre trafiquants ensanglante la cité phocéenne et secoue tout le pays. 76 morts, dont sept mineurs et trois victimes collatérales, parmi elles une mère de famille fauchée. Jamais le narcotrafic n’avait atteint un tel degré de violence en France : on ne parle plus de règlements de comptes à l’ancienne, mais d’une militarisation du crime, avec armes de guerre en libre circulation.
Et le phénomène déborde désormais au-delà de Marseille. Dernier signe en date : à Rennes, plusieurs trafiquants lourdement armés, kalachnikovs en main, ont été interpellés, révélant que la spirale de violence s’exporte et gagne du terrain. Mais derrière les chiffres et les kalachnikovs, il y a des visages, des trajectoires, des failles. Car cette guerre de territoires est aussi le reflet d’un mal plus profond : celui d’une jeunesse abandonnée, en quête de sens, de repères et d’issue.
Quel avenir pour ces jeunes ?
Les témoignages d’Emilie, Laurent et M. ne sont pas des cas isolés. Ils dessinent le portrait d’une génération confrontée à des fractures profondes : économiques, sociales, affectives. Pour certains, consommer devient un refuge face à un quotidien trop lourd ; pour d’autres, vendre, un moyen de pallier l’absence de perspectives. Ce ne sont pas des histoires de marginalité, mais les symptômes visibles d’un système qui ne parvient plus à protéger ses jeunes.
Et pourtant, des chemins de sortie existent. Ils ne sont ni simples ni immédiats, mais ils sont possibles. Des dispositifs comme les CSAPA*, les CJC* ou les groupes de parole proposent une première réponse. Une porte ouverte.
Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, le rappelle : « Il ne suffit pas d’arrêter un produit. Il faut comprendre pourquoi il est là, et par quoi on peut le remplacer. » Tout est là : se reconstruire, redonner du sens, retisser un lien avec soi, avec les autres, avec l’avenir.
Mais au-delà des trajectoires individuelles, c’est une réponse collective qu’il faut bâtir. Tant que les vides sociaux et économiques ne seront pas comblés, la spirale continuera. La répression seule ne suffit pas. Il faut des politiques publiques qui ne stigmatisent pas, mais qui accompagnent. Qui redonnent aux jeunes une place, une voix, des ressources pour choisir autrement.
*Pour des raisons d’anonymat des personnes interviewées, leurs prénoms ont été changés
Ndlr : CSAPA : Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie
CJC : Consultations Jeunes Consommateurs, se déroulent principalement au sein des Centres spécialisés d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA)