Et s’il existait sur Terre des hommes et des femmes capables de comprendre le langage des esprits de la nature et de communiquer avec eux ? Pratiqué depuis la nuit des temps, le chamanisme a vu sa popularité s’accroître de façon considérable depuis quelques années. Si notre intérêt pour ces rituels ne date pas d’hier, une nouvelle génération d’adeptes pratique aujourd’hui, de manière décomplexée, le chamanisme en remettant au goût du jour des pratiques ancestrales. Qui sont ces néo-chamanes qui essaiment en Occident et quel chamanisme enseignent-ils ? Développement personnel, recherche de spiritualité, quête d’authenticité et de sens… que recherchent les adeptes du néo-chamanisme ? Assistons-nous à une ouverture des consciences ou précisément à un phénomène de mode ?
Au cœur des Landes de Lanvaux en Bretagne, abritée dans une forêt, une yourte ornée de symboles chamaniques. Le jour décline. A l’intérieur, une lueur douce de bougies vacille et illumine l’espace circulaire, une forte odeur d’encens imprègne l’atmosphère. Donatienne Chuin Deleforterie entame un rituel chamanique. Les premiers échos du tambour résonnent dans l’air, des chants mélodieux emplissent le lieu, la chamane emporte ses participants dans une transe envoûtante, les invitant à plonger dans un étonnant voyage intérieur.
Développement de ses capacités sensorielles, découverte de sa puissance créatrice, reliance à son animal totem… Donatienne Chuin Deleforterie, chamane et guide spirituel à la Voie d’Essaimer enseigne et propose avec son partenaire Fabien Prestigiacomo des stages aux aguerris comme aux curieux. Ils pratiquent un chamanisme dit « humain », « originel », à la croisée de différentes pratiques universelles qui les font vibrer, qui les inspirent : « La spiritualité n’a pas d’étiquettes ou de codes. Le chamanisme culturel est propre à une culture, avec des rituels. On trouve ça trop protocolaire, on n’a pas d’attache, on préfère prendre ce qui vient à nous sur le moment. Par exemple, on a des tatouages berbères de tradition marocaine. »
Mais pour comprendre ces pratiques dans leur globalité, il nous faut voyager dans l’espace et le temps, à travers les steppes de l’Asie centrale, en Sibérie, où est apparu le terme « chamane », jusqu’aux forêts d’Amazonie, où les peuples amérindiens pratiquent ces rituels depuis toujours. Femme-médecin en Amérique, Druide en Bretagne ou Mudang en Corée, différentes appellations sont données à ces communicants du monde invisible. Selon Charles Stépanoff, ethnologue, spécialiste de la Sibérie et maître de conférences, le chamane se fait l’intermédiaire entre l’Homme et les esprits de la nature, à la fois sage, thérapeute, conseiller, guérisseur et voyant. Loin de la religion, des sectes et des superstitions, il s’agit avant tout d’une pratique spirituelle.
Une pratique originelle
Pour Donatienne Chuin Delaforterie, l’essence originelle de l’homme est celle d’un chamane, en d’autres termes, chacun porte en soi des capacités innées de connexion à tous les éléments de la nature, et le chamanisme apparaît alors comme un chemin de retour à notre essence. « Ce qui m’anime, c’est de permettre aux autres de retrouver leur pouvoir créateur, de les libérer de peurs, de croyances et d’attachements que nous infligent notre monde moderne. »
Parfois, le chamanisme émerge dès l’enfance à travers des visions ou des rêves. Vivianne, Sylphéa de son nom de chamane, se remémore des moments de béatitude et de méditation profonde passés à contempler la nature pendant des heures, lorsqu’elle était enfant. Elle décrit également avoir expérimenté dès son plus jeune âge des phénomènes chamaniques intenses : « Il m’est arrivé de me retrouver dans la peau d’un loup, de ressentir ses griffes, ses crocs, son pelage, je ne pouvais douter de ce que je ressentais tellement c’était fort, on appelle ça l’ensauvagement.» Pour Charles Stépanoff, cette connexion précoce à la nature est souvent le prélude à l’émergence des capacités chamaniques, souvent mal comprises et éprouvantes pour celles et ceux qui les vivent. Aussi loin que remonte cette pratique, il semble que ces révélations, ces capacités héritées se transmettent souvent de mère en fille au sein de lignées de guérisseuses.
Vers la voie du chamanisme
« Le monde est beaucoup plus vaste, plus profond et plus beau que ce qu’on nous apprend, c’est à la fois magique et magnifique », « Au début tu es cartésien, tu tentes, tu te rends compte que tu ressens des choses que tu n’avais jamais ressenties et tu as envie d’expérimenter encore plus », c’est ce que décrivent les personnes qui s’y sont aventurées.
Pour Donatienne, le chamanisme s’est révélé par la musique. « Pour m’endormir, j’écoutais de la flûte amérindienne et je m’étais sentie partir, c’est difficile à expliquer. J’étais arrivée dans un endroit où il n’y avait pas d’espace-temps, j’avais l’impression que je pouvais me déplacer dans le passé et dans le futur. » Cette connexion peut également trouver son écho dans l’art du conte. Pour nombre d’entre eux, elle transcende les frontières de la rationalité, réveillant un émerveillement longtemps enfoui. « Quand je contais, il se passait des choses que je ne comprenais pas, j’avais l’impression de passer dans le monde de mes histoires et d’emmener les gens avec moi. Ce n’est pas juste une façon onirique de dire les choses, c’était très puissant. », se souvient Fabien Prestigiacomo.
Cette fascination n’est souvent pas le fruit du hasard, mais plutôt la suite logique d’un appel intérieur et s’y aventurer est un long voyage initiatique. Influencée par des rencontres et messages chamaniques tout au long de sa vie, Sylphéa a mis plusieurs années avant de s’y consacrer. Malgré cet appel profond, la décision de s’engager sur la voie du chamanisme demande du courage car elle implique d’affronter ses parts obscures et de découvrir son être profond. Même pour ceux qui, comme des praticiens de la médecine traditionnelle, étaient habitués à une approche purement cartésienne, l’appel du chamanisme se manifeste de manière naturelle, les poussant à élargir leurs horizons thérapeutiques et personnels. Lors d’un stage chamanique à la Voie d’Essaimé, Marie confie : « Je suis somatopathe, j’étais cartésienne mais je comprenais bien qu’il y avait autre chose qui m’appelait pour compléter la pratique de mes soins. »
En quête de sens
À une époque où la logique capitaliste semble dicter nos vies et où l’humanité paraît s’être déconnectée du vivant, de ce qui est essentiel à son équilibre, cette récente fascination pour le chamanisme émerge comme un phénomène naturel. Pour Donatienne, il reflète un profond désir de retrouver un sens à nos existences, de renouer avec notre connexion innée avec le monde qui nous entoure : « En assumant nos responsabilités et en cultivant l’amour et le respect de notre véritable nature, nous contribuons à créer un monde plus harmonieux. »
Alors que le chamanisme ancestral est pratiqué pour mieux écouter et comprendre les esprits de la nature et des animaux, il apparaît aujourd’hui comme une manière de se découvrir, d’harmoniser sa relation avec soi-même et les autres. Bien plus vaste que le développement personnel, il invite à transcender les limites de l’ego et à se connecter profondément avec le vivant pour voir au-delà d’une vie matérialiste et scientiste.
Quand la spiritualité se monétise
Bien qu’il trouve un écho favorable chez ceux qui aspirent à des valeurs spirituelles ou à une certaine forme de sacré, le chamanisme contemporain n’échappe pas toujours à la règle impitoyable de la récupération financière. Véritable terreau fertile pour des pratiques revisitées, l’Occident est devenu l’eldorado des charlatans et gourous du bien-être, où le néo-chamanisme se diffuse … et se monétise.
Devenu un véritable commerce lucratif en Amérique du Sud, il attire des touristes du monde entier en quête d’expériences psychédéliques par la prise de substances. Pour Fabien, il s’agit précisément d’un phénomène de mode : « On peut parler de mode, j’ose le dire. Aujourd’hui, si on va en Amérique du Sud, il y a des bars à ayahuasca, ça devient un peu bizarre. » Il souligne avec pertinence les risques de cette commercialisation, comparant cette tendance à la fascination des années 70 pour le LSD. Il met également en garde contre la quête hâtive d’ouverture de conscience, souvent alimentée par la recherche de sensations fortes dans un monde influencé par la société de consommation et l’instantanéité, au détriment d’une préparation mentale nécessaire : « Une personne qui veut tout de suite « s’ouvrir la conscience », elle peut partir à l’autre bout du monde prendre de l’ayahuasca. Mais est-elle prête à avoir la conscience modifiée ? Ça ne se passe pas toujours bien, elle ne comprend pas tout, c’est trop violent. » Fervent croyant de la magie qui réside en chacun de nous, nul n’aurait besoin, selon lui, d’ingérer des substances pour atteindre un état modifié de conscience, « C’est un trip chimique qui n’a rien d’authentique ». Or, cette authenticité est peut-être une des quêtes du chamanisme, une connexion à la Nature, à notre nature, valeur sacrée et célébrée pour nombre de civilisations, mais aujourd’hui fragilisée par une modernité consumériste.